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Université de Paris I

Panthéon-Sorbonne

UFR des arts plastiques et sciences de l'art


Vanitas Vanitatum et omnia patatras

Mémoire en maîtrise d'arts plastiques 2004/05

Francine Flandrin


Direction Annette Malochet







Introduction : Vanités versus vanité

 Vanités les nouveaux commanditaires - fiche Solal Dreyfus Fiche commanditaire de Solal Dreyfu

14,85 x 21 cm - feutre sur papier


    Moi - C’est quoi pour toi les Vanités ?
    Solal – C’est… ne rien vouloir. Être un enfant qui a tout. Un enfant gâté.
    Moi - Si tu devais le peindre, quelle couleur choisirais-tu ?
    Solal - Un vert… couleur gazon bien tondu !
    Moi – Si tu devais représenter ces Vanités alors, que dessinerais-tu ?
    Solal - Un enfant qui se regarde dans un miroir.


Ainsi, Solal, 6 ans, répondait à la question que je me suis souvent posée et que je pose encore, en l’élaguant de sa forme réflexive. Qu’est-ce que recouvre la notion de vanité ? Peut-elle être représentée par un objet ? par une forme ? par une couleur ?
Existe-il une opposition entre vanité et Vanités ? L’orgueil, la fatuité, la suffisance sont-ils les nominatifs absolus qualifiant ce concept en son sens pluriel ? Si le XVIIe a établi un genre pictural à part entière, désignant les codes régissant ce genre, ces codes sont-ils encore opératoires ? Existe-t-il des objets signifiant les Vanités aujourd’hui ?
Sablier, fleurs coupées, couteau et crâne, pourquoi les considérer comme des indices de temporalité ? À quoi sert un couteau dans une nature morte ? Est-il là pour trancher ? pour chuter ? dans l’image ? au bord ? Un crâne suffit-il pour transformer une table en Golgotha ?
Le temps est-il une donnée fondamentale dans la représentation des Vanités ? Si oui, comment le représenter ? Peut-on considérer qu’il soit le résultat d’une subjectivité ? Quelles peuvent être les conséquences plastiques d’une subjectivité plurielle ?
La relativité a-t-elle une pertinence dans l’interrogation de la conception des Vanités ? Comment l’ironie déjoue les rigueurs taxinomiques ? En quoi une chambre des merveilles apparaît comme une réponse au cloisonnement des cabinets de curiosités ?
Donne-t-on à voir la même chose, si cette chose est photographiée, filmée ou peinte ? En quoi le mode de représentation influe-t-il sur le sens de l’image ? Peut-on concevoir une pertinence à représenter picturalement les Vanités aujourd’hui ?
Comment donner à voir dans une image fixe, quelque chose de l’ordre de la disparition, du temporel ? Qu’est-ce qui, pour reprendre l’idée de Montaigne, n’est pas tant représentation de l’être mais plutôt du passage1? Et d’ailleurs, qu’est-ce qui passe ? Qu’est-ce qui est vain ? Qu’est-ce qui disparaît ?
Est-il question d’une perte, si oui, est-elle la même pour chacun ? Un objet, a-t-il le même sens pour tous ? Existe-t-il des Vanités contemporaines ? Recoupent-elles les acceptations de création du genre ? Quelle pertinence conceptuelle les relectures de l’Ecclesiaste et des libertins du XVIIe peuvent-elles apporter à une pratique plastique s’interrogeant au XXIe Siècle ?
Obnubilée, taraudée, réveillée par ces questions, essayant d’en comprendre les enjeux, j’ai multiplié et multiplie encore les tentatives d’approches plastiques pour comprendre les Vanités contemporaines. Je vais ici tenter d’expliquer les questions que certaines recherches ont fait émerger, ainsi que les limites qu’elles ont parfois introduites.
Cette analyse comportera un regard “panoramique” sur les productions d’artistes contemporains parmi lesquels je perçois une proximité conceptuelle -toutes disciplines confondues- et également les réalisations qui comportent une correspondance que nous nommerons formelle ou plastique, induite ou non par les matériaux du processus de création.
 
1]Montaigne Michel Eyquem de – Essais – 1595 - rééditions Gallimard, la Pléiade - 1950- Livre III, chap.2, du repentir  «  Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en un autre, ou, comme dict le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. » p.899 - éditions la Pléiade 1950.

 

  Christ's & death circa 1550

Tête de Christ et tête de mort vers 1550
Miniature sur os sculpté, présentée à la TEFAF de Maastricht 2002
stand de Georg Laue (Munich)




I Vanités - les nouveaux commanditaires, une sociologie picturale



I.1. Melencolia-vanitas ou l’arbitraire du signe

Quand l’étonnement est un moteur, il serait dommage de ne pas se laisser surprendre… En découvrant qu’un objet pouvait signifier une chose et son contraire, j’ai accepté de remettre en cause ce que j’avais acquis, d’éveiller ma perception, d’aiguiser mon esprit critique, bref, en cinq mots et une apostrophe : de m’ouvrir au monde.
Comment ne pas s’étonner que les mêmes motifs puissent représenter une chose et son contraire2? Puisque les attributs du mélancolique – sablier, outils de mesure, richesses - représentent successivement : la Mélancolie, une Madeleine pénitente puis -le personnage s’absentant de la représentation- ces attributs signifieront des Vanités, peut-on concevoir que signifiant et signifié sont des qualificatifs que les arts plastiques partagent avec la linguistique ? Certainement, car si « le “memento mori” assigne un but au chagrin sans objet de la Mélancolie »3  -faisant basculer la représentation du personnage mélancolique dans le champ des Vanités- il faut bien reconnaître, que l’adjonction de cet unique objet change radicalement la lecture de toute l’image. J’y vois un parallèle aux théories de Saussure, lorsque celui-ci écrivait qu’appeler un cheval : « cheval » était arbitraire et que l’on pouvait considérer qu’un cheval soit nommé « arbre »4, ainsi une question émergea dès le début de ma recherche, est-ce nécessaire d’assigner la représentation des Vanités à la représentation d’un crâne ou est-ce arbitraire ?
C’est pourquoi, très tôt, j’ai lu cette phrase de Louis Marin, sous une forme interrogative : « la tête de mort est [elle] l’universel autoportrait »5?
Persuadée que l’objectivité dépend d’une multiplicité de subjectivités, j’ai décidé d’établir un protocole afin d’étudier les possibilités de représentation des Vanités contemporaines. Pour avancer dans cette recherche, mon protocole devra me permettre de rencontrer mes contemporains dans leur plus grande diversité, afin de les interroger sur ces deux points :
- Quelles sont pour vous les Vanités contemporaines ?
- Par un objet et une couleur, nommez ce qui les représenterait.
Leurs réponses constitueront alors un programme iconographique à partir duquel, je réaliserai un tableau.


Vanités les nouveaux commanditaires

Vanité les Nouveaux Commanditaires
fiche : impression jet d’encre/papier et tableau : huile/toile 195 x 114 cm

2] On peut en effet noter une utilisation des mêmes motifs dans les représentations de la Mélancolie et des Vanités au XVIIe. La mimésis telle qu’on la voit dans les représentations des natures mortes au XVIIe détourne le processus d'incarnation de la Mélancolie. Cette représentation ne se porte plus sur le corps (un personnage assis, menton dans la paume de la main, comme par exemple le personnage ailé de Melencolia I de Dürer) elle investit l'objet, elle confère à l'objet une puissance symbolique en créant de nouveaux codes. Si Domenico Feti choisit de représenter la Mélancolie avec les motifs énoncés depuis Aristote, comment alors expliquer que ces mêmes motifs puissent représenter Mélancolie et Vanités, si la vanité est le fait d'un état narcissique et que la mélancolie est un état pathologique caractérisé par une profonde tristesse excluant tout égotisme ?

3] in Saturne et la Mélancolie - Panofsky Erwin, Raymond Klibansky et Fritz Saxl – éditions Gallimard  - 1ère édition Thomas Nelson & Sons Ltd, 1964 – traduction française éditions Gallimard – 1989 – p.627

4] Saussure Ferdinand – Cours de linguistique générale – 1916- rééditions Payot Nature du signe linguistique- § 1. Signe, signifié, signifiant - éditions Payot

5] La citation exacte de Louis Marin étant : « la tête de mort est l’universel autoportrait » p. 29, in Les traverses de la Vanité in le catalogue exposition Musée des Beaux Arts de Caen - Les Vanités dans la Peinture du XVIIème Siècle – édition Albin Michel - 1990

 


I.2. Pourquoi en peinture ?



1. Ce que la photographie fait à la peinture.


Effectivement, pourquoi poser d’emblée le choix du médium ? Pourquoi prétendre vouloir peindre ces Vanités nommées par d’autres ? On peut considérer qu’une œuvre comme The Prora Project6 de Gabor Ösz constitue une réponse exemplaire à la question : comment représenter les Vanités contemporaines ?
Photographier, comme il le fit, à l’aide d’une camera obscura, la folie architecturale qui présida à l’édification des quatre kilomètres et demi d’un projet nazi destiné à accueillir le “peuple allemand”, considérer que jamais ce projet ne fut achevé et qu’il transforma l’île de Rügen, dans le Nord de l’Allemagne, en une “non-zone” occupée ensuite par l’armée est-allemande ; cela semble dès l’énoncé, contenir des principes fondamentaux définissant les Vanités, à savoir : démesure, orgueil et pouvoir.
De plus, si l’on considère que le plasticien -en superposant sur un même papier photographique vingt sténopés de fenêtres- crée un flou, que ce flou résulte de l’absurdité nazie désireuse de tout uniformiser –les vingt fenêtres étant toutes semblables- mais qu’enfin cette opalescence renvoie à la lumière des intérieurs des peintres hollandais du XVIIe Siècle -Vermeer et Nicolas Maes - alors on pourrait s’arrêter là, poser ses pinceaux, percer une boîte de conserve et attendre que la photo graphie7 sur le papier sensible.


Prora Project Gabor Osz

n°16 Prora project
150 X 126 cm  - Gabor Ösz - 2002
20 chambres photographiées sur la même image
camera obscura - cibachrome sur papier
Temps d'exposition : 3 heures 5 mn

6] The Prora Project – 2002 – Gabör Ösz. Exposé à la galerie Lœvenvruck, Paris, en 2003

7] Rappelons l’étymologie grecque du mot « photographie » de « phôtos » lumière et « graphia » écriture.

 


2. Ce que la peinture fait à la photographie.


Et bien justement, c’est là que la surprise se produit. Plus l’horizon des possibilités techniques s’élargit, plus la pertinence d’une nécessité picturale s’impose. Je pourrais citer la phrase de Pascal : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux »8 et considérer que cet argument d’autorité soit d’un poids suffisant, au regard de la livre9 que pèsent ses Pensées. Il faut bien un point de départ et cette idée en constitua un, mais il faut croire que mon obsession -à considérer ce médium comme LE médium représentant les Vanités contemporaines- ne soit pas que l’expression d’une mélancolie, fut-elle chronique. J’y vois plutôt une folie des grandeurs. La suite peut-être donnera un sens à cette phrase.
Considérant que mon sujet dépasse “ma personne”, mon approche picturale ne sera pas un lieu d’introspection, mais un lieu de projection, où la projection qui m’intéressera sera celle de l’autre.


Fiche de nouveaux commanditaires
impression/papier 14,85 x 21 cm


8] in Pensées - Pascal Blaise - 1671- rééditions Pocket, collection Agora- édition 2004 Pascal (134 – 77 – 40)

9] Ancienne unité de masse, qui variait, selon les provinces, entre 380 et  550 grammes.



I.3. L’autre comme condition sine qua non : définition du nouveau commanditaire ou quand la sociologie picturale fait des histoires.


1. « Les œuvres portent des noms, des noms portent les œuvres »10


Grâce à Bourdieu, nous apprenions que la sociologie était un sport de combat11, ne nous restait qu’à découvrir son potentiel pictural. Voulant comprendre les préoccupations de mes contemporains, j’ai décidé de les interroger, c’est pourquoi, j’ai établi un protocole dont l’élément le plus visible au début de cette recherche était une fiche. Cette fiche s’adresse aujourd’hui encore, à des personnes les plus diverses possibles, tant par leur catégorie socioprofessionnelle, que par leur âge, leur nationalité, leur religion, etc. Je n’ai qu’un seul critère de sélection : « J’parle pas aux cons, ça les instruit. »12 D’un aspect austère, cette fiche présente les caractéristiques d’un document administratif, comportant des champs que les nouveaux commanditaires -puisque c’est ainsi que mes interlocuteurs seront  nommés- remplissent eux-mêmes. La rigueur de ce document -avant l’intervention du nouveau commanditaire- son aspect “bout de papier” est une volonté d’affirmer que la beauté et la richesse seront les personnalités exprimées sur ces fiches. Cette simplicité de moyen me rapproche d’une réflexion à la Filliou, où les enjeux de l’art se déploient autour d’un bout de ficelle13. En s’appropriant cette fiche, les nouveaux commanditaires se définissent par leur nom, leur travail, leur date de naissance, leur lieu de résidence et d’autres informations, dont le nombre évolue au fil des rencontres. Chacune ayant naturellement fait émerger de nouvelles interrogations quant à la possibilité de définir mon interlocuteur. Ce qui ne change pas en revanche, ce sont les deux phrases qui m’ont poussées à mener cette enquête et que je n’hésite pas à répéter à chaque entretien : 
- Quelles sont pour vous les Vanités contemporaines ?
- Par un objet et une couleur, nommez ce qui les représenterait.

 

10] Elisabeth Leibovici in Les readymade appartiennent à tout le monde© - catalogue exposition de Thomas Philippe éditions MACBA, Actar – 2000p.189 « Dans le projet de Philippe Thomas, il existe une sorte de réciprocité : les œuvres portent des noms, des noms portent les œuvres. »

11] La sociologie est un sport de combat documentaire avec Pierre Bourdieu, réalisé par Pierre Carles - 2000

12] Michel Audiard in Audiard par Audiard - Audiard Michel – éditions René Château, la mémoire du cinéma - 1995 p. 79

13] cf. de Robert Filliou le Principe d’équivalence, Bien fait – Mal fait – Pas fait, réalisé en 1968 et dans lequel, Filliou démontre le poids de la relativité dans le critère de jugement du beau, la valeur du concept sur le matériel, et la grandeur d’une idée lorsqu’elle est poussée à son paroxysme. En fait les possibilités d’interprétation de l’œuvre de ce « géni sans talent » sont tellement vastes, qu’on est presque étonné, qu’il n’ait eu besoin que de paires de chaussettes et de morceaux de bois.
Bois également utilisé, avec carton et bout de ficelle, dans le magique Permanent Playfullness de 1973, dans lequel Filliou démontre que le concept d’avant-garde est dépassé, lui jugeant plus à propos celui d’Eternal Network ou Fête permanente. Notons que c’est à Filliou que nous devons cette phrase “actionnante”: « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».

 


2. Historie versus Historia


Effectivement, comme dirait Novalis, « je dois l’essentiel de ma production à des discussions »14, ce en quoi il rejoignait Felix Gonzalez-Torres, qui réalisa deux siècles plus tard, des portraits « à partir d’entretiens avec leur commanditaire, frise où se succéda, dans un ordre souvent chronologique, souvenirs intimes et événements historiques »15. Au risque de décevoir ceux qui pensent que l’histoire bégaie, je pense qu’elle mue. Elle change, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve16.
Comme le laisse entendre cette succession de citations, j’ouvre ici le paragraphe « histoires ».
Rencontrer les nouveaux commanditaires, c’est éprouver les frissons de l’inattendu.
Pour inaugurer mes premiers pas “hors de l’atelier” -aux fins de me frotter aux préoccupations de mes contemporains- j’ai décidé de rester chez moi. Mon tout premier commanditaire est une personne que je n’avais jamais rencontrée ou aperçue et dont l’existence m’était encore inconnue une douzaine d’heures auparavant. Ce qui montre mon ignorance “crasse” d’alors, car elle fut entre autres, journaliste à Libération, rédactrice en chef de Vogue, journaliste à la rubrique “art” de ce magazine, pour devenir plus tard -tout en poursuivant ses recherches littéraires17- l’une des plus proches collaboratrices de Gérard Mortier18. Mais tout change et les nouveaux commanditaires m’ont éduquée, ce en quoi je les remercie. Mon premier enseignement me fut donc donné par Brigitte Paulino-Neto. En la contactant, j’avais placé la barre “très haut”, car il me fallait non seulement dépasser ma timidité de novice en matière de sociologie picturale, mais également arriver à énoncer le pourquoi de ma recherche. Son jugement tomba comme un couperet :
« -Tout cela est très confus, mais votre sujet m’intéresse. Je vous recontacterai. »
Autant dire, qu’en raccrochant, l’espoir de ce futur me parut bien faible et je me voyais pourrir dans le fond de mon atelier, sans que personne ne se préoccupât de l’odeur. Mais les grandes femmes, ne cessent de nous surprendre, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Quelques jours plus tard, le téléphone sonna et nous nous fixâmes rendez-vous. La rencontre eut lieu à l’atelier. La pertinence de ces questions, l’intérêt qu’elle portât à mes réponses firent de cet après-midi, l’un des plus joyeux de ma recherche et préfigurât mes futures rencontres.
Je pourrais être intarissable au sujet des histoires vécues, grâce aux nouveaux commanditaires et passionnée comme je le suis, par l’écriture de certains plasticiens -je pense notamment celle d’Édouard Levé19- j’ai commencé à les réunir dans un volume.
-Volume imprimé à l’occasion de l’exposition de cette recherche (cf. photo p.12).-


catalogue de la série
Vanités les nouveaux commanditaires

Il me faut cependant limiter mon “appétit” dans cette étude, car sinon, je ne pourrai jamais respecter le format en vigueur. Mais tout de même, je ne résiste pas au plaisir de “glisser” comment j’ai vécu, entre bonheur et étonnement, une matinée dans l’atmosphère climatisée d’un sex-shop boulevard de Clichy. Telle est la vie du sociologue pictural : sur le terrain, son sujet toujours étudier.
Un nouveau commanditaire me révéla, que selon lui et contrairement à ce qu’avait pu envisager Aristote20, Marsile Ficin21 ou Robert Burton22 -dans leur conception de la Mélancolie  qui soulignons-le, résonne étrangement avec la conception des Vanités du XVIIe Siècle23 - les instruments de mesure du temps, les symboles iconographiques tels que : fleurs coupées, sablier, insectes et tête de mort n’étaient rien comparés à la pertinence d’un film pornographique, comme réponse à la question : comment représenter les Vanités contemporaines ? À bien y réfléchir cette insatiable nécessité de la chair, érigée comme condition sine qua non d’un bon scénario de film porno, pouvait effectivement manifester un écho fort à propos, avec la relecture du texte de l’Ecclésiaste et de sa phrase litanique : « Vanitas vanitatum et omnia vanitas. »24. Vouloir se “gaver de sexe”, n’était-ce pas nier tout à la fois : la sagesse de la mesure, la supériorité de l’esprit sur la chair et l’inéluctable vermine qui finira par la ronger ? Cette conception affadit radicalement, tout ce que j’avais lu ou appris au sujet des Vanités. Il me fallait à tout prix me procurer un de ces films, pour vérifier les dires de ce nouveau commanditaire, constituer une base iconographique et avouons le, assouvir mes pulsions “scopiques” sous couvert de la nécessité de ce travail.
Si le film me déçu quelque peu, je dois reconnaître que l’expédition dans l’univers “cuir-latex” combla largement mon désir d’exotisme. C’est ainsi que dès l’entrée du Sexodrome25, je fus saisie par l’accumulation d’une cinquantaine de godes michets clignotants, qui réveillèrent pour mon plus grand bonheur le souvenir d’installations de Joël Hubaut26 et par effet ricoché, le travail de Claude Rutault27. Ce all over accumulatif me réjouit l’œil et l’esprit. Je ne m’étendrai pas, sur la surprise que me causa la quantité des genres cinématographiques contenus dans le genre pornographique, je me contenterai simplement d’évoquer qu’ils vont du film d’horreur, à la comédie musicale. Ma visite se conclut par une renversante découverte de transdisciplinarité entre “pornographie” et “arts plastiques”, lorsque rangeant dans mon portefeuille le reçu de la carte bancaire, je lus sur le ticket: « Librairie des Artistes ».

 

14] Novalis (1772-1801) correspondance avec August Wilhem Schlegel, in Plastik n°4 – Sympoïesis - Intersubjectivité romantique et création collective par Olivier Schefer - CERAP –nov 2004 p. 124

15] Nicolas Bourriaud in Esthétique Relationnelle – éditions Les Presses du Réel – 1998 – p.57

16] Fragment attribué à Héraclite d’Éphèse (-576/-480 avt J-C).

17] Dernier roman publié Jaime Baltasar Barbosa Paulino-Neto Brigitte – édition Verticales – 2003. Récit de la mortelle fascination d’une femme, la narratrice, pour un joaillier dont le nom forme le titre.

18] Gérard Mortier est directeur de l’Opéra de Paris depuis 2004.

19] Dans Œuvres Édouard Levé réalise l’écriture d’une véritable pensée plasticienne, en décrivant cinq cents œuvres qu’il a conçues sans jamais les avoir réalisées : « 1. Un livre décrit des œuvres dont l'auteur a eu l'idée, mais qu'il n'a pas réalisées »– éditions P.O.L – 2002 p.7.

20] Dans le Problème XXX, Aristote considère que « tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient  […] manifestement mélancoliques ». Que cet accès les menait de « l’égarement d’Héraklès » à la folie d’Ajax et qu’il était dû à un excès de bile noire. p.52. Aristote – Problème XXX – in Saturne et la Mélancolie op.cité

21] « Ce fut lui qui donna vraiment à la notion d’homme de génie mélancolique sa forme propre, et la révéla au reste de l’Europe » in Saturne et la Mélancolie, op.cité, p. 406. Cette “révélation” trouva sa forme dans un ouvrage de Marsile Ficin intitulé Libri de vita triplici

22] Dans The Anatomy of Melancholy, Londres 1621, Robert Burton essayiste et humaniste anglais analyse les manifestations, les causes, les symptômes et les différentes façons de soigner cette forme de la folie.

23] Il semble en effet que leurs études, autour de la Mélancolie, fournissent les causes, de ce que les Vanités représenteront. L’orgueil, la puissance, la gloire, la connaissance sont dans la Mélancolie, les causes qui figent l’action du personnage ailé de Melencolia I par exemple. Le plongeant dans une réflexion abyssale, son action est pétrifiée par son esprit. Tous les objets symbolisant l’orgueil, la puissance, la gloire, etc. seront repris non pour symboliser l’inutilité de l’action que leur prise de conscience impose, mais au contraire, pour pénétrer le spectateur de la nécessité d’une jouissance immédiate. Le personnage de Frenhofer, dans le Chef d’Œuvre Inconnu, incarne, particulièrement bien la limite indéfinie entre Vanités et Mélancolie : « Le trop de science, de même que l’ignorance arrive à une négation. Je doute de mon œuvre. ». Le trop de science est un motif de Vanités et douter de son œuvre, celui de la Mélancolie. “Cette œuvre est-elle bonne“, “mauvaise”, “nécessaire”, “à quoi bon la faire”… ? sont autant de questions qui en retardent sa réalisation. Le Chef d’Œuvre Inconnu Honoré de Balzac in La Comédie Humaine – 1841 - Vol IX, éditions la Pléiade.

24] In la Bible - L’Ecclésiaste 1,1

25] Sexodrome est l’enseigne du magasin situé boulevard de Clichy à Paris.

26] Par exemple, l’accumulation intitulée Clom Trok Lu Pink Pink : dépôt-vente mutant et monochrome, réunissant objets hétéroclites et visiteurs dans leur plus grande diversité, aux conditions d’être de couleur rose. Sculpture interactive présentée en 2001, au Lieu Unique de Nantes, pour laquelle le public était invité à venir déposer et acheter des objets. Signalons que Clom Trok existait aussi en blanc et en orange.

Joël Hubaut Clom Trok Lu Pink Pink accumulation 2001 et Claude Rutault Interchangeable généralisé in-situ collection Philippe Morillon Paris

27] Le all over poussé à son paroxysme dans les définitions/méthodes de Claude Rutault, par exemple dans une œuvre intitulée Interchangeable généralisé réalisée chez Philippe Morillon, à Paris ; où une toile et les murs qui l’entourent, sont peints d’une même couleur bleu pastel. Les définitions/méthodes établissent un nouveau rapport entre auteur, commissaire d’exposition, collectionneur, etc., ceux-ci étant le plus souvent impliqués dans la réalisation de l’œuvre. Interchangeable généralisé présente un questionnement fresque/tableau, puisque le collectionneur doit peindre la pièce dans laquelle sera accroché le châssis entoilé (de format standard), de la même couleur que le tableau lui-même.

 


3. Un commanditaire créateur ?


On comprendra aisément qu’après de telles expériences, il m’était difficile de cantonner les nouveaux commanditaires au rôle de “prétexte” dans mon travail, ne serait-ce que par esprit de gratitude, bien qu’une recherche en arts plastiques ne puisse s’envisager de ce strict point de vue. Non, en fait d’un point de vue purement conceptuel, je reprendrai les propos d’un nouveau commanditaire : « les Vanités ne peuvent se révéler que dans un espace d’altérité »28 autrement dit, il faut être au moins deux, pour vivre un rapport aux Vanités. Même si le deuxième est soi. Je noterai ici que cette réflexion me pousse dans une perspective de clivage du sujet, idée développée à partir de Freud par Lacan, dont je partage le penchant pour la phrase “rimbaldienne” « Je est un autre », car elle me semble souligner l’unité fictive du sujet.
Mon travail est donc le résultat d’un sujet concepteur (le nouveau commanditaire) et d’un sujet réalisateur (moi). Ce principe clairement défini dès le départ, me permet une concentration non sur “quoi représenter ?”, mais sur “comment le représenter ?”.
Je pense qu’il est important de préciser ce point. Si je me permets de dire que : ce qui m’importe, ce n’est pas le quoi, mais le comment, c’est par ce que le quoi préexiste à ma démarche. Le nouveau commanditaire sait parfaitement pourquoi je le contacte, lui et moi réfléchissons ensemble à la même question : comment définir et représenter les Vanités contemporaines ? Lui par des mots et moi picturalement. Il nomme, j’exécute.
Mais alors, je me place ni plus, ni moins dans la position d’un peintre de commande ? Étrange revendication pour un artiste contemporain. Cette idée simplificatrice réduit considérablement, l’enjeu artistique que ma démarche propose.
Afin de mieux l’expliquer, je vais analyser pourquoi, je vois une communication entre le travail de Philippe Thomas et le mien. Pour corser l’enjeu, je rappellerai que Philippe Thomas inscrivait sa démarche dans une logique minimaliste.
Concevoir une recherche plastique avec un commanditaire, c’est situer l’autre au cœur de ma problématique et soulever la question de la subjectivité. Dans son agence nommée Les ready-made appartiennent à tout le monde, Philippe Thomas avait institué en pratique artistique, le fait de troubler la question du sujet, du sujet concepteur et du sujet réalisateur. Comme l’écrivait Daniel Soutif dans le catalogue de l’exposition du CAPC de Bordeaux, on éprouvait « partout le sentiment de la présence d’une main de maître, alors même que son trait le plus troublant [en] était la disparition »29. En fait, Philippe Thomas instituait sa pratique, en une sorte de “non-pratique”. Il essayait de la réduire au maximum, en exposant l’autre le plus souvent. C’est ainsi qu’il réalisa une exposition personnelle -signée par l’agence Les ready-made appartiennent à tout le monde- et y exposa les travaux d’autres artistes, telles les photos d’Alan Mac Collumm ou le Scarabattolo de Domenico Remps. En puisant dans sa fascination littéraire la question du sujet, rappelons que le choix d’intituler son exposition Feux pâles, était une référence explicite à Nabokov30, il établissait un rapport à l’autre. Il n’y a pas que la fascination littéraire que nous partageons. Ce que nous avons en partage, c’est bien la question de la subjectivité -question qui pour ma part trouva son point initial dans La Comédie Humaine de Balzac- ce que je développerai plus loin31. Comme Philippe Thomas, ma préoccupation de la subjectivité rend indispensables les conceptions de l’autre, pour ce plasticien, comme pour moi, l’autre est celui par lequel, le travail se constitue.
On voit bien que la perception de l’artiste comme “simple exécutant” est plus complexe qu’au premier abord, surtout si j’ajoute que -comme Poussin, s’affranchissant de la servilité prétendue de l’artiste envers son commanditaire en prescrivant les conditions de monstration de son œuvre 32 - je garde l’entière liberté de ma réalisation. D’une part, en inscrivant sur cette fiche que remplit et signe le nouveau commanditaire : « Je soussigné(e) ……………………………… déclare passer commande à Francine Flandrin F2 d’une œuvre qui donnera forme à ma conception des Vanités et la laisser libre de la réalisation de cette forme » et d’autre part, parce que l’enjeu entre le nouveau commanditaire et moi, c’est de donner forme à une idée et non de me soumettre à une quelconque loi marchande. C’est d’ailleurs pour cette raison, que l’objet de notre échange doit être de l’ordre de l’idée et doit exclure toute considération financière.
Dès le début de ma démarche, j’inverse les rôles entre le commanditaire et l’artiste, puisque c’est moi qui sollicite le nouveau commanditaire et non l’inverse33.


Philippe Thomas Sujet à discrétion 1985
Les ready-made appartiennent à tout le monde©

 

28] Michèle Bénatar, médecin généraliste, spécialiste en dermatologie, qui répondit à la question : quelles sont pour vous les Vanités contemporaines ? ainsi : « F2… la démarche de la femme qui pose la question, la démarche de la femme qui y répond, notre conversation en somme » cf. sa fiche de Vanités les nouveaux commanditaires.

29] in Feux pâles - Thomas Philippe – catalogue exposition CAPC de Bordeaux 1990-91- p.130

30] Feux pâles de Nabokov roman éponyme de l’exposition, où il est écrit quelque part : « Thomas, assis, regarda la mer ». Rappelons pour Sujet à discrétion 1985, Philippe Thomas avait utilisé trois photographies identiques de mer et de ciel bleu, en les nommant/titrant, de trois noms/titres différents,  pour soulever la question de la signature, du sujet et de la subjectivité. Lire à ce sujet le texte d’Elisabeth Leibovici in Les ready-made appartiennent à tout le monde ©. op. cité, p. 190 ou du même auteur, Libération daté du 8 septembre 1995. p.32

31] in cette étude : II. 2. 2

32] concernant la liberté laissée par Poussin : « les précisions données » dans un échange épistolaire avec un commanditaire, « montrent assez que cette liberté est illusoire. En vérité, le créateur prescrit ». En prescrivant un cadre en or mat dans sa lettre, Poussin signifie que son œuvre le vaut bien, « c’est plutôt l’idéologie de l’œuvre d’art qui serait ici posée et déclarée par le cadre. » Louis Marin in Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture  – éditions Hors Cadre – 1984 - p. 181. et p.182

33] Les mauvaises langues prétendront, que la démarche traditionnelle aurait demandé plus de temps. C’est probablement vrai, mais j’ajouterai que cela eut été moins intéressant conceptuellement.


I.4. Pourquoi représenter, malgré les avant-gardes des années soixante-dix ?

Comment expliquer que l’on puisse représenter en peinture, alors qu’on est attiré par les artistes conceptuels ou minimalistes ? Longtemps, j’ai pensé souffrir de schizophrénie, mais en fait plastiquement ça ne permettait pas d’avancer, il a donc fallu trouver une explication à cette question. Il me fallait expliquer : pourquoi ils avaient récusé la représentation, pour comprendre : pourquoi elle m’était indispensable. Toute tentative de résumé étant à priori condamnable et simplificatrice, j’implore ici l’indulgence du lecteur.
Nous rappellerons que Support-surface, par exemple, centrait sa production dans sa matérialité : son support et sa surface. Ce qui, par principe, excluait la figuration de leurs recherches34. Les expressionnistes abstraits américains, les formalistes de Clément Greenberg ont eux perçu dans leur recherche de la « pure texture »35  et le all over, la nécessité de la dissolution du pictural.
Je vois dans la représentation des Vanités, la représentation du concept de ce-qui-est-vain, ce-qui-disparaît. Aussi, et j’emploierai là une citation de Louis Marin : « Qu'est-ce donc que représenter, sinon porter en présence un objet absent, le porter en présence comme absent, maîtriser sa perte, sa mort par et dans sa représentation et, du même coup, dominer le déplaisir ou l'angoisse de son absence dans le plaisir d'une présence qui en tient lieu ? »36. La représentation est une nécessité imposée par mon sujet.

34] On peut également ajouter, bien que cela n’influe pas sur la question de la représentation à proprement parler, que cette réflexion menée à partir d’une réflexion maoïste était une volonté politique, de soustraire les œuvres à une économie de marché. Mener une réflexion sur le support et la surface leur fit réaliser des in-situs, qui empêchèrent toutes transactions commerciales. Ils furent cependant, bien vite rattrapés par le marché.

35] In La Peinture, textes essentiels – 1995 – éditions Larousse sous la direction de Jacqueline Lichtenstein. p.879 et Clément Greenberg Art et culture - Art and Culture, 1961, Boston, Beacon Press – traduction d’Ann Indry Art et Culture, Essais critiques éditions Macula, Paris - 1988

36] Louis Marin in Représentation et simulacre - éditions Critique juin-juillet 1978 n°373-374



I.5. Question de cadrage

1. Quand le titre cadre.


Je dois ici remercier Arthur Danto -digne fossoyeur post-duchampien de la peinture rétinienne- qui développa une réflexion sur le titrage de l’œuvre et m’éveilla encore plus aux joies du conceptuel. À l’aide de l’image d’un même « carré rouge » - auquel il accorde différentes significations – ce professeur en philosophie démontre37 que l’attribution d’un titre est déterminante pour le sens de l’œuvre. Titrer l’Origine du Monde la vulve d’une femme –même si celui-ci lui fut attribué sur le tard- “cadre” le tableau de Courbet sur une perception départie de toute croyance génésique. Il n’est plus question de transcendance. Ce sexe est une réalité charnelle, objet d’un fantasme érotique, et nous renvoie à la conception cartésienne de l’Homme. À présent, donnons un autre titre au tableau : Mords ou glisse ou Lady X. Sa signification change.
Indéniablement.

Vanité les Nouveaux Commanditaires 2003
tableau et fiche

37] in La Transfiguration du Banal - Arthur Danto – titre original The Transfiguration of the Commonplace - éditeur original : Harvard University Press – 1981 - éditions poétique Seuil – 1989 - p. 29 à 33



2. Quand le visuel décadre.


Si j’évoquais ce tableau de Courbet, c’est précisément parce qu’il soulève nombre de questions, dont celle de la définition du visible et du visuel. Je rappellerai brièvement, que Didi-Huberman définit la différence entre ces deux concepts, particulièrement dans Devant l’image38, par le fait que visible désigne l’objet, et que visuel désigne l’effet que l’objet produit.
Si un changement de titre donne une perception différente d’un même objet représenté alors, un même objet représenté doit pouvoir changer de signification, en fonction de son principe de représentation.
C’est ce que j’ai voulu expérimenter.
Je vais reprendre l’exemple du nouveau commanditaire, qui nomma comme objet de représentation des Vanités contemporaines : « les films pornos » - cf. la fiche ci-dessus-. Pour répondre à sa demande, j’ai représenté une main sur ce qui pourrait apparaître comme une citation picturale de l’Origine du Monde. Simplement, en cadrant, encore plus près que ne le fit Courbet, la vulve d’une femme, je l’ai en quelque sorte déliée de son contexte. On ne voit quasiment plus que la main et ce n’est qu’en consultant la fiche du nouveau commanditaire, que l’on comprend ce qui l’entoure.
Cet enjeu de la “décontextualisation”, du disfonctionnement du sens, rendu possible par la “surdimensionnalité” de la représentation, s’est déclaré dans mon travail en regardant les sculptures monumentales de Claes Oldenburg. Dans Giant Ice Bag39, Oldenburg confronte le spectateur à l’informe. Par un amas de plastique qui lui fait face, celui-ci expérimente d’une part, l’informe fondamental dans l’approche sculpturale de Oldenburg, et d’autre part l’incompréhension de cette forme du fait de son gigantisme. En clair, les volutes qui se déploient devant le spectateur sont celles d’un sac de glace, du type de ceux utilisés dans les dessins animés pour soulager un choc, une ecchymose. J’utilise précisément cet exemple, car s’il me semble activer le ressort de l’informe, il montre également que le jeu du changement d’échelle rend dans un premier temps “incompréhensible”, l’objet qui nous fait face. Son gigantisme le “décontextualise”.
Nous avons ici deux éléments plastiques que j’utilise dans cette recherche picturale : le changement d’échelle et le cadrage qui me permettent d’expérimenter, de jouer avec la défaillance de la représentation. Ce qui me fait penser qu’en matière de représentation, tout est possible, surtout l’échec… « et omnia patatras ».

giant ice bag claes oldenburgClaes Oldenburg Giant Ice Bag - coll. M.N.A.M. de Paris - Centre Georges Pompidou

                       

38] in Devant l’image – Georges Didi-Huberman - éditions Seuil – 1ère édition 1985, impression 1990 -particulièrement de p.36 à 41
39] Giant Ice Bag – Claes Oldenburg – collection Musée National d'Art Moderne de Paris - Centre Georges Pompidou



I.6. Vanités en peinture : un arrêt sur le temps ? Vanités en peinture : un oxymoron ?

« Faire un tableau, c’est arrêter une œuvre à un moment donné »40, n’y aurait-il pas donc une contradiction à vouloir donner en peinture : l’idée du temps qui passe ?

1. Quand la matière donne à voir le temps écoulé.


Je pense qu’on limite - à tort - la peinture dans l’idée qu’elle produit des images fixes. S’il est vrai, qu’elle peut être un marqueur de temps arrêté, ce n’est pas son unique enjeu. Elle recèle des potentialités d’évolution permanente, or qu’est–ce que l’impermanence des choses, si ce n’est une chose en sursis ?
Afin de mieux comprendre ce qui est en jeu, je tenterai une analyse par un médium non pictural, et essaierai de voir, si cela est reproductible en peinture. Dans une œuvre intitulée Le regard des morts, exposée en 1998, à la MEP41 rue Berryer, Alain Fleischer réalisa une installation qu’il décrivait ainsi : « j’ai re-photographié des médaillons de morts et je ne les ai pas fixés. Elles [les photographies] sont dans un état de sursis. J’ai présenté ces images dans des bacs de labo contenant de l’eau, dans une lumière inactinique. Ces images, de gens morts, sont en sursis là aussi. »42 Autrement dit pour montrer que le temps passe, que nous sommes en sursis, Alain Fleischer a utilisé une des spécificités techniques de la photographie. Il est allé chercher dans la matière photographique, une possibilité d’expérience. Ce que Luigi Pareyson pourrait désigner, comme une possibilité d’expérience de la matière formante pour la matière formée, puisque selon lui, la matière formante n’est autre que la matière formée43. Dans Conversations sur l’esthétique, on comprend que matière formante est le médium et que l’autre terme définit plutôt son résultat. Notons que l’on retrouve les mêmes nuances de différentiations qu’en sémantique entre signifiant et signifié, bien qu’ici, il semblerait être question d’une fusion de l’exprimé dans l’exprimant.
Ceci étant posé, remettons en jeu cette idée à l’aide de la peinture. Pour ceux qui n’ont pas eu envie de se pencher –et on les comprend - sur cette “surprenante” étude de Xavier de Langlais, intitulée La technique de la peinture à l’huile, suivie d’une étude sur la peinture acrylique44 parue en 1959, on peut imaginer, qu’ils ont présents à l’esprit quelques tableaux de Delacroix. Si l’art pose des questions, on est en droit de se demander, pourquoi certains portraits de ce « puissant coloriste »45 étendent leur gamme colorée du “maronnasse” au noir fumeux ?
Comme beaucoup de ses contemporains, Delacroix fut séduit par un brun-roux, que la peinture au bitume permettait ; il l’utilisa, sans que le temps ne lui offrît le recul nécessaire pour en connaître les méfaits -rappelons qu’il est mort à trente-neuf ans.- Il est notable que si cette couleur lui permettait d’exprimer l’âme tourmentée, dans sa « création tumultueuse et agissante »46, la conséquence de l’utilisation de ce médium fut plus prosaïque : cette peinture ternit et l’ensemble de son spectre coloré fut dévoré par ce pigment bitumeux.
Je reprends à présent l’affirmation de Pareyson, et considérant le bitume comme matière formante, je vais réaliser une matière formée. Dans mon étude sociologique et picturale, j’ai rencontré un passionnant architecte japonais – Hiroshi Chitose - pour qui une représentation des Vanités contemporaines est, je cite : « un ogre blanc »47. Il me fallait, à la fois peindre en blanc et mettre en jeu à l’aide de la peinture, ce qu’il avait nommé. J’ai donc peint un ogre au bitume et je le recouvre (encore au moment de la rédaction de ce mémoire) de multiples couches de blanc. J’aurai au final un achrome, qui sera au fur et à mesure du temps écoulé, “dévoré” par cette matière. Il est cependant impossible, aujourd’hui, de savoir, de prévoir, quelle image se formera. La seule chose que l’on peut prévoir, c’est que l’achrome est en sursis et la peinture en devenir.  


fiche hiroshi chitose

vanités hiroshi chitose

Vanité les Nouveaux Commanditaires 2005
fiche et tableau peint au bitume avant recouvrement
du monochrome blanc.


40] Fred Forest – vidéo - édition Imago– Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain – 2001 – entretien avec Claude Guilbert
41] Maison Européenne de la Photographie
42] Alain Fleischer in Entretien avec Alain Fleischer et Michel Nuridsany– éditions Canal du Savoir – MEP –1996
43] « L’identité de forma formata et forma formans n’implique pas seulement que la forma formata réalise et développe la forma formans, mais aussi que la forma formans n’est autre chose que la forma formata. »p.34 in Conversations sur l’esthétique – Pareyson Luigi - Conversazioni di estetica 1966 – éditions Ugo Mursia editore, Milan Conversations sur l’esthétique – éditions Gallimard, collection Bibliothèque de philosophie – 1992
44] in La technique de la peinture à l’huile, suivie d’une étude sur la peinture acrylique Xavier de Langlais – éditions Flammarion – 1959 - p.70
45] in dictionnaire Petit Larousse - Librairie Larousse – 1972 - “Delacroix” p.1176
46] Émile Zola in Lettre à Vallabrègue 18 août 1864 in Correspondance p.380
47] cf. la reproduction de cette fiche, p.21


2. Souvent tableau varie.


Évidemment cette expérience demande du temps et j’avais envie d’essayer également une étude plus immédiate. C’est un nouveau commanditaire qui m’en offrit la possibilité. Paul-Louis Flandrin trouva malicieux de me laisser le choix… de la couleur. Ne la nommant pas, il me plaçait dans l’obligation de représenter sans couleur, ce qu’il avait désigné comme objet de Vanités contemporaines : « la photo jointe »48. Sachant que « la photo jointe » le représentait sur les genoux de son père à l’âge de trois mois, j’y voyais l’illustration du « Je est un autre » et me mis en quête de trouver un moyen de donner à voir qu’un “même” pouvait apparaître “autre”. Cela nécessitait d’interroger ce que l’on appelle communément la perception. Je choisis comme révélateur, l’objet idéal : la lumière. Restituant dans sa diffraction l’ensemble des couleurs de l’arc en ciel49, la lumière place en son centre la possibilité d’existence de toutes les couleurs. Ne pas citer de couleurs, c’est en un sens mettre en doute leur existence et réactiver les découvertes de Newton50, Gœthe51, Chevreul52, Blanc53 et Henry54. En découvrant que la couleur était le résultat d’une excitation d’électrons autour d’un noyau -constitué de protons et de neutrons ainsi que la simultanéité des contrastes- ces chercheurs donnèrent à la couleur une place prépondérante dans la peinture de leurs contemporains.
Je sentais la nécessité de convoquer ces recherches dans une expérience.
Il me fallait tenir compte de tout cela, mais comme disait Duchamp : « réduire, réduire, réduire telle était mon unique préoccupation »55, j’allais donc “réduire” et me concentrer sur la perception et le contraste, mais cette fois, non aux vues de la simultanéité des couleurs, mais dans une expérience de la lumière et de son pendant : l’obscurité. La peinture phosphorescente présentait les caractéristiques idéales. Ainsi, j’ai peint à la demande du nouveau commanditaire « la photo jointe » sur la toile, à l’aide d’une réserve de blanc sur un fond photo luminescent, de sorte que de jour, le tableau est sans couleur, et de nuit, “Il” est phosphorescent. “Il” est un autre. 


vanites paul-louis flandrin

vanités paul-louis flandrin

vanités paul-louis flandrinVanité les Nouveaux Commanditaires 2005
tableau et fiche – peinture phosphorescente - le même tableau vu de jour et vu de nuit

 

48] cf. la reproduction de cette fiche, p.25
49] Au sujet de l’arc en ciel, nous rappellerons que l’indigo fut rajouté aux six autres, afin qu’il y ait 7 couleurs, chiffre dont le sacré renvoie à la Genèse La Bible - Genèse 1,1
50] Isaac Newton (1642-1727) en 1669 donna la description de la dispersion de la lumière blanche par le prisme et la théorie des couleurs. Le disque de Newton comporte les couleurs du spectre solaire, qui paraissent blanches lorsque ce disque tourne à une certaine vitesse et permit de démontrer empiriquement la composition de la lumière blanche.
51] Les théories de Newton seront réévaluées par Johann Wolgang von Gœthe (1749-1832), qui dans le Traité des couleurs (1810) démontre que les couleurs sont le résultat d’une tension dynamique entre le clair et l’obscur. Cf. ici le catalogue de l’exposition Aux origines de l’abstraction 1800-1914 – catalogue de l’exposition du Musée d’Orsay, sous la direction de Serge Lemoine et Pascal Rousseau -éditions RMN - 2003
52] Michel Eugène Chevreul (1786-1889). Chimiste et directeur des teintures à la Manufacture des Gobelins, il répartit les couleurs et leurs nuances dans un cercle chromatique de 14420 tons. En 1839, il publie : De la loi des contrastes simultanés des couleurs et de l’assortiment des objets colorés considérés d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture. Dans lequel il écrit « Dès que l’on voit avec quelque attention deux objets colorés en même temps, chacun d’eux apparaît non de la couleur qui lui est propre, c’est-à-dire tel qu’il paraîtrait s’il était vu isolément, mais d’une teinte résultant de la couleur propre et de la couleur complémentaire de la couleur de l’autre objet. »
53] On doit à Charles Blanc la rose chromatique encore enseignée dans les écoles préparatoires pour apprendre à classer couleurs primaires et complémentaires. De Charles Blanc : Grammaire des arts du dessin
54] Charles Henry (1859-1926) publie en 1889 Cercle chromatique présentant tous les compléments et toutes les harmonies de couleurs avec une introduction sur la théorie générale de la dynamogénie, autrement dit du contraste, de la mesure et du rythme. Ce qui nous permet de comprendre -que s’ils ne rigolaient pas avec les titres- ces chercheurs influencèrent singulièrement leur époque au point que Seurat, Cézanne et les Fauves construisirent leur réflexion à la “lecture” de ces études. Et qu’étonnement cela semble être “d’actualité” à chaque début de siècle, puisque le XXIe a commencé avec une exposition, dont aux vues de son succès, il est difficile de douter de son influence future : Aux origines de l’abstraction, op.cité.
55] in article sans titre de James Johnson Sweeney paru dans Eleven Europeans in America, The Museum of Modern Art Bulletin (New York), XIII, n°s 4-5 - 1946- p.20



3. L’image est mnésique56.


À juste titre, on désigne la vidéo comme l’art du mouvement, son action place une image à la suite d’une autre et crée ou non un récit. Le mouvement résulte de ce jeu de domino, qui fait qu’une image en pousse une autre. Ainsi, si la mobilité des images au travers de la vidéo a, lors de son irruption dans le champ de l’art contemporain, donné l’illusion que le mouvement était le résultat d’une image qui en suivait une autre, je pense que com

me l’intervention de la photographie, elle a réactivé de nouvelles possibilités au champ pictural, en soulignant le pouvoir mnésique des images fixes. Ce que Bill Viola a donné à voir dans de sa vidéo The Quintet of Remembrance57.

 

the quintet of remembrance - bill viola

The Quintet of Remembrance – vidéo 15 mn en boucle - Bill Viola, 2000

Cette vidéo place le spectateur face à un groupe, comme témoin d’une action, dont il sera privé par une absence de contre-champ. L’expression de chaque acteur lui permet cependant d’imaginer qu’il peut s’agir d’un Chemin de Croix. L’action se déroule avec une lenteur extrême laissant supposer que l’image est fixe. Il n’en est rien, d’infimes indices le prouvent. Bill Viola ranime dans cette œuvre les images médiévales de compassion aperçues sur les murs d’églises. Il ne grime pas, comme Cindy Sherman les vêtements, le décor, mais son jeu de clair-obscur induit malgré la contemporanéité des personnages, la présence de cette imagerie. Je partage avec Viola, cette référence à l’histoire, cependant il la représente à l’aide de nouvelles technologies, alors que je cherche ce que ces outils imposent comme nécessité de renouvellement de la peinture. On peut objecter que le pouvoir mnésique des images est le fruit d’une connaissance de l’histoire de la peinture, de l’histoire de l’art, et que par conséquent ça ne concerne qu’un nombre infime de personnes. Je pourrai objecter, en citant une phrase du Golem58, mais en fait, je renverrai à l’expérience de la Madeleine proustienne, gustative, auditive, sensitive ou visuelle qu’importe, pourvu que l’excitation du sens rappelle…
Afin de conclure cette partie, je citerai une autre expérience de spectatrice, qui souligne ce jeu de renvoi d’une image à une autre : la mise en scène de Saint-François d’Assise par Stanislas Norday59. Il me semble qu’ici on peut parler d’œuvre au sens large, car pour reprendre les mots du metteur en scène : « il s’agit […] d’une expérience à vivre pour le spectateur »60 -comment mieux qualifier ces six heures de spectacle?- Quoi qu’il en soit, dans cet opéra, les influences de l’art contemporain sont manifestes. Le décor en croix du septième tableau -celui où José Van Dam est suspendu à dix mètres au-dessus du sol, afin de recevoir les stigmates dans la plus grande immobilité- conjugue le côté plastique des grands formats photographiques de Gilbert et Georges61 et les Abstracts picture (rhombus)62  de Gerhard Richter

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